Délicâli

Les questions pièges

Première rédaction le 13 décembre 2020.


Il est de ces questions dont l’expression induit un certain type de réponse. J’ai décidé de les appeler les questions pièges. Prenons-y garde car, même s’il est bon de questionner, les questions peuvent enfermer notre pensée dans des champs de réponses.

Par exemple, où vais-je ? ⇒ La question induit qu’il y a un endroit où je vais. Et si au fond, je n’aimerais pas mieux rester ?

Quel est le but de ma vie ? ⇒ La question induit qu’il existe un but dans la vie (et incite à sa recherche). En outre, il n’y aurait pas de buts multiples, et le but serait immuable au cours de sa vie.

Quel est ton fruit préféré ? ⇒ La question induit qu’il existe un fruit mieux aimé aux autres. Qu’on ne peut pas aimer équitablement plusieurs fruits. Que les fruits pourraient être comparés d’une certaine manière, qu’il existerait un critère transversal à tous les fruits (transversalité elle-même induite par le français qui définit le genre "fruit", un regroupement relativement arbitraire de denrées).

Plus pernicieuses, les questions en "pourquoi". Pourquoi voyager ? (Ou, en plus dénigrant : Qu’est-ce que tu irais faire à X ?) ⇒ La question induit une réponse en "parce que", elle présuppose l’existence d’un motif rationnel qui préexiste au voyage. Or, bien des questions en "pourquoi" n’ont pas de motif rationnel. Voire pas de motif du tout, alors même qu’on ferait tout pour trouver un motif bouc émissaire. Les questions en "pourquoi" imposent une lecture de la réalité régie par un enchaînement logique de causes et de conséquences, une vision cartésienne qui ne colle que jamais trop à l’humain, par nature contradictoire. Conseil de Kauffmann : gardez-vous de les employer pour questionner l’humain et préférez-leur les questions en "comment en êtes-vous arrivé(e) à".

Plus la question piège est sérieuse, plus les conséquences peuvent être désastreuses pour son propre cheminement intellectuel. Avec les questions pièges, on enferme facilement sa pensée dans une impasse, on s’oblige à trouver une réponse qui n’existe pas ou qui n’est peut-être pas la nôtre. Pensez-y la prochaine fois que vous poserez une question, ou qu’on vous en posera une. Retournez les questions contre elles : questionnez-les. Libérez votre pensée.