Délicâli

Pourquoi bloguer ? Petit manifeste

Première rédaction le 12 décembre 2020.


Pendant longtemps je n’ai pas vu l’intérêt d’écrire sur le web. Alors même que je sais mettre en ligne de A à Z un blog, ainsi que toutes sortes de sites, je ne saurais avec quoi le remplir. Le site pourrait être beau et j’irais même jusqu’à parachever son esthétique, je ferais en sorte que la page s’affiche instantanément, j’atteindrai des prouesses techniques dont je m’enorgueillirais même en secret. Mais pour quel contenu ? Après tout, je n’ai rien à dire. Ou plutôt, personne ne se soucie de savoir ce que je pense. Je n’ai rien de plus, rien de mieux à ajouter que ce qui a déjà été dit par tout le monde. Non ?

Aujourd’hui, alors que je faisais la vaisselle du soir, une activité devenue routinière, j’ai eu une petite révélation. (C’est curieux comme la vaisselle (ou la douche) peuvent être de grandes sources d’inspiration.) En réalité, ce n’est pas que je n’ai rien à dire, c’est que je n’arrive pas à dire ce que je veux quand je veux. Fort de mes voyages, de mes réflexions, de mes rencontres, bref tout ce par quoi je me construis, mine de rien, je connais des tas de trucs. Mais force est de constater que je n’arrive pas à vous les communiquer. Ou pas comme je voudrais. En particulier pas à vous, mes proches. J’ai beau passer du temps avec vous, la proximité physique me bloque plus qu’elle nous rapproche. Éloigné, je m’imagine parfois vous raconter des histoires. Mais en pratique, ensemble, ça n’arrive jamais. Au mieux, mon message est déformé par l’interaction, par le filtre de la langue-culture. Ou alors, il est carrément tronqué par un événement extérieur. Souvent, un je ne sais quoi m’empêche de m’exprimer avec aisance. Je perçois le blocage d’autant plus clairement que nous sommes confinés depuis plus d’un mois sans que rien de significatif ne transite. En fait, je ne prends même plus la peine. J’ai pourtant tant de choses à dire depuis que je suis parti.

Il y a maintenant dix ans, je passai le réveillon de Noël dans un appart miteux d’Helsinki en compagnie de deux Finnois aussi généreux que miséreux. Le jeune homme qui vivotait là m’hébergeait moi ainsi que son ami qui souffrait déjà de crises de panique à vingt ans à cause de l’alcool. Plutôt mince, je le revois habillé d’un simple jean décoloré malgré les températures négatives pendant une de nos ballades nocturnes. "Il fait froid, rentrons à la maison."

Déjà à cette époque je commençais les rudiments du japonais. Vous vous imaginez peut-être que quand je voyage, je profite du moment présent sans trop planifier, tout ça. Non. En fait, je me dis que je devrais le faire, mais je passe en réalité une partie non négligeable de mon temps à préparer la suite, le voyage d’après. Dans les faits, il est difficile de ne pas penser à l’avenir, surtout lorsqu’il est idéalisé. Quelque chose d’autre, quelque chose de mieux m’attend. Pendant ce voyage en Finlande fin 2010, je n’imaginais pas une seconde dans quoi je m’embarquais en apprenant le syllabaire japonais. Je posais sans le savoir la première pierre d’un nouveau moi. J’allais en l’espace de quelques années apprendre le japonais et, ce faisant, me dédoubler. Il y aurait l’ancien moi et le nouveau moi. Un avant et un après. Un peu comme si j’étais né à nouveau le 20 août 2014 (après trois ou quatre années de gestation), date à laquelle j’ai déménagé de France pour mon premier grand voyage, long et loin. Aujourd’hui, je me réfère souvent à cette date comme point de départ pour resituer tout ce qui s’ensuit. Je retrace mes voyages en 2015, 2016, 2017, etc. jusqu’à arriver à une date ou un événement en particulier. Ainsi, je suis capable de dire relativement précisément où j’étais, avec qui et ce que je faisais n’importe quand durant ces six dernières années. Chaque voyage, clairement borné par un début et une fin, constitue une véritable étape de ma vie, un marqueur spatiotemporel. En revanche, avant cette période, tout me semble plus vague, comme détaché du temps. Les marqueurs sont plus épars et beaucoup moins saillants. Cela semble aussi loin qu’une précédente vie.

Si je parle de cet avant et cet après, de cet ancien moi et ce nouveau moi, ce n’est pas pour romancer ma vie. C’est parce que je n’arrive pas à réconcilier les deux. D’ailleurs, je ne crois pas que ma multiplicité a quoi que ce soit de spécial. Je pense que nous traînons tous des identités multiples et contradictoires. Jean-Claude Kauffmann aussi ; il affirme même que notre équilibre tient à l’illusion d’un soi unique. Peut-être certains s’accommodent-ils mieux que d’autres de leurs contradictions ? Moi, elles me pèsent, parce que je me sens mieux avec le nouveau moi, mais l’ancien moi s’active dès que je suis en votre présence. Avec lui, avec mon ancien moi, c’est tout un passé, tout un passif qui rapplique. L’ancien moi pense en français, il est lourd, taciturne et introverti. Le nouveau moi, à l’inverse, pense en anglais et en japonais, il est plus jeune, plus léger, plus frais, plus gai, plus vivant. Plus libre. Je ne sais pas si j’arriverai à vous le présenter un jour. En attendant, j’aimerais vous raconter ses histoires dans ce blog. Et qui sait, il prendra peut-être un jour lui-même la plume.